Art et philosophie des médias
Alice Lenay, Maîtresse de conférences, Arts plastiques, AIAC - TEAMeD, Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis, France
Ma recherche-création en étude des media, art et sciences des arts porte sur les relations avec d’autres visages sur écran. Comment « être-ensemble » par le biais d’images sur nos écrans ? Pour mener mon enquête, j’ai fait l’hypothèse que la simulation d’un face-à-face avec un autre visage sur écran pouvait ouvrir un « milieu de rencontre partagé ». J’ai appelé « Interface-à-face » cette situation.
L’interface (graphique) est d’abord comprise comme moyen d’accéder aux fonctionnalités de l’ordinateur. Plus fondamentalement chez James J. Gibson, l’interface est la surface de séparation et d’assemblage entre des milieux, compris comme des états de la matière : la surface d’une rivière qui sépare l’eau et l’air, la surface du sable qui sépare l’air et la terre ou la terre et l’eau. Dans mon propre travail, j’ai compris l’interface écranique comme lieu relationnel, rencontre entre deux milieux, à mi-chemin, mi-lieux.
En particulier je suis restée proche de la formation du mot (inter-face), en l’associant à la question du visage en relation : le face-à-face. Le visage qui apparaît à l’écran est compris de façon dynamique, non pas par l’idée d’aplat que le substantif « face » suggère, mais plutôt dans son aspect verbal et actif du « faire face », que l’anglais to face conserve. Le visage – considéré à partir des media écraniques qui le relaient, voire comme un medium lui-même – ne peut être compris isolément, il est un mouvement, une visée qui désigne une distance dans laquelle son intentionnalité se joue. Pour aborder le visage, il s’agit donc plutôt d’observer les distances ouvertes par le face-à-face, un interface-à-face. L’interface est à la fois comprise comme condition et comme produit de relations.
La dimension relationnelle invoquée par l’interface permet de définir, dans un second temps, les termes engagés (qui font naître la relation). Nos visages et nos écrans ne sont pas à proprement dit les objets de l’étude, mais des intercepteurs de traces d’une interface impalpable. En tant qu’objet d’étude, cette notion d’interface permet de penser la relation entre deux éléments qui n’existent que par elle.
La philosophe et physicienne Karen Barad permet encore de dépasser la notion commune d’« interaction » pour préférer celle d’« intra-action », afin de considérer la relation comme première : ce ne sont pas nos deux visages, comme unités autonomes et finies, qui entrent en relation, c’est la relation qui nous constitue en formant nos visages. Cette approche de l’intra-action permet de pousser la définition de l’interface(-à-face) pour celle d’une « intraface » : à l’intérieur de la relation. Cette notion permet de décaler la compréhension de l’interface non comme relation de contrôle unidirectionnel (les fonctionnalités de l’ordinateur se rendent disponible à mes ordres) mais plutôt comme lieu d’un échange dans lequel je ne suis ni l’initiatrice ou la réceptrice, mais l’articulatrice de relation qui me dépassent et m’englobent.
J’explore par exemple cette interface-à-face dans un film de recherche, Dear Hacker (2021), constitué uniquement de conversation visiophonique. Le film donne à voir des relations en train de se tisser et d’évoluer. Ce qui se joue est strictement au milieu de l’écran, sur ce point aveugle entre nos deux visages qui s’alternent. Le cœur du film cherche à montrer l’impalpable : la relation en mouvement, l’interface-à-face.
Pour citer : Alice Lenay, « Interface », Performascope : Lexique interdisciplinaire des performances et de la recherche-création, Grenoble : Université Grenoble Alpes, 2021, [en ligne] : http://performascope.univ-grenoble-alpes.fr/fr/detail/177561
Études en arts et technologies numériques
Andrea Giomi, A.T.E.R., Arts et technologies numériques, Univ. Gustave Eiffel, Paris, France
En tant qu’artiste-chercheur dans le domaine des arts et des technologies, je me suis intéressé très tôt à la notion d’interface. En tant que concept vaste et dynamique je m’en suis servi aussi bien dans ma pratique avec les systèmes interactifs que dans ma réflexion théorique sur le corps. En particulier, cette notion m’a permis de questionner la manière dont les technologies numériques affectent notre rapport kinesthésique et sensoriel avec le monde. À cette notion j’ai en effet consacré une chapitre de ma thèse de doctorat, ainsi que plusieurs enseignements au sein des Beaux-Arts de Milan, et une partie de ma recherche post-doctorale à l’Université Grenoble Alpes (Performance Lab). Ces recherches m’ont permis d’interpréter l’interface en tant que dispositif articulant trois dimensions complémentaires : technique, esthétique et épistémologique.
Ce terme, dont le développement va de pair avec la généralisation des technologies de l’information et de la communication, s’est désormais imposé dans le débat de toute discipline impliquant les nouvelles technologies comme le design, la communication, l’interaction homme-machine et les arts. De plus, le paradigme de l’interface étant désormais un dispositif de la pensée, fait également l’objet des études qui n’ont pas un lien direct avec les nouvelles technologies, comme la géographie. Dans mes recherches, j’ai noté trois principaux usages du terme. Le premier usage, instrumental, peut être le plus répandu, fait référence à l’idée d’interface comme dispositif physique – tels que un portable ou une tablette – nous permettant de nous « interfacer » avec le monde des réseaux. Cette définition relève du monde du design et de la commercialisation croissante des nouveaux produits centrés sur l’utilisateur. Le deuxième usage, sémiotique, principalement diffusé au sein des communautés informatiques, considère l’interface comme un protocole de communication permettant l’interopérabilité entre deux systèmes. C’est le cas par exemple d’un code, ou d’une interface graphique. Enfin, le troisième usage, fonctionnelle ou qualitative, qui considère l’interface comme une zone, une membrane, un filtre ou un seuil, permettant l’échange d’informations, et plus précisément la transformation de celles-ci d’un système à l’autre. Cette dernière définition, certes la plus fructueuse pour les arts, souligne le fait que l’interface, en tant que dispositif, n’est jamais neutre. Au contraire, chaque interface transforme le contenu véhiculé, et modifie notre perception du monde par le biais de sa grille sensorielle qui est porteuse à son tour d’une certaine idéologie, d’une certaine narration, d’une certaine ontologie.
Comme je l’ai souligné, le concept d’interface, en tant que notion dynamique, mérite une analyse constamment renouvelée. Concernant la pratique artistique, il y a deux démarches que je trouve particulièrement fructueuses. D’une part, il s’agit de considérer l’interface comme environnement sensible dans lequel nous sommes immergés. Cela permet à mon avis d’envisager un rapport réellement écologique avec les processus de transformation sociétale, économique et affective amenés par les affordances numériques. De l’autre, il s’avère nécessaire de pratiquer un détournement systématique de l’interface dans le but de la détacher de sa finalité instrumentale pour en faire un dispositif créatif, ludique, improductif et peut être critique.
Pour prolonger :
Andrea Giomi, « Towards an Ontology of Digital Arts. Media Environments, Interactive Processes and Effects of Presence. » in Rivista di Estetica : New Ontologies of Art, 1/2020, pp. 47–65.
Pour citer : Andrea Giomi, « Interface », Performascope : Lexique interdisciplinaire des performances et de la recherche-création, Grenoble : Université Grenoble Alpes, 2021, [en ligne] : http://performascope.univ-grenoble-alpes.fr/fr/detail/177561