Géographie
Myriam Houssay-Holzschuch, Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Sciences Po Grenoble, PACTE, 38000 Grenoble, France
La situatedness qui m’intéresse est celle des savoirs. Comme géographe, je sais à quel point être situé quelque part importe. Surtout, c’est une question épistémologique : en quoi les savoirs produits sont-ils configurés par leurs conditions de production – dont les lieux de cette production — et d’expression ?
Comme chercheuse, je suis productrice de savoir. Qui je suis influence le savoir que je produis. Cette évidence empirique rencontrée lors de mon travail de terrain va plus loin que mes recherches : ce sont les épistémologies féministes, dont les travaux de Donna Haraway, qui m’ont permis de comprendre à quel point la positionnalité de la chercheuse joue. Au-delà de sa personne, le savoir est produit en relation avec d’autres et au sein de cadres sociaux spécifiques – des institutions, des rapports de pouvoir, des finalités — qui vont également lui donner une forme.
La situatedness des savoirs produits intègre donc qui produit ces savoirs, mais aussi quand : ils apparaissent, se développent, sont acceptés ou réfutés lors de moments particuliers dans l’histoire. L’histoire des sciences le montre bien, mettant à jour les liens entre chercheur·es, comme avec les contextes économiques ou politiques. J’étudie la géographie de l’Afrique du Sud depuis la fin de l’apartheid, que j’ai découvert précisément lors des premières élections démocratiques de 1994 : son quand est alors celui de la révolution négociée, de la transition démocratique. Mes questionnements portent évidemment la marque et du moment où j’ai personnellement découvert l’Afrique du Sud comme terrain, et de sa situation historique : qu’est-ce qui a changé ou non depuis la fin de l’apartheid, comment appréhende-t-on les traces de cet « avant », comment comprendre une situation « post » (-apartheid, -coloniale, -conflit ou, ailleurs, -socialiste...) ?
Le cas sud-africain m’a aussi permis de comprendre que la situatedness des savoirs vient également des lieux d’où on les produit : analyser la ségrégation à partir de la France, des USA ou de l’Afrique du Sud ne conduit pas aux mêmes conclusions –l’espace géographique de validité de nos conclusions doit être évalué avec prudence. Plus encore : la Southern Theory montre qu’on a trop longtemps élaboré des savoirs scientifiques théoriques à partir de cas et de références presque uniquement occidentales. Produire des savoirs à partir d’autres points de vue et d’ancrage, prendre au sérieux l’ensemble du monde dans nos manières de comprendre (ce que l’on nomme worlding epistemologies en anglais) permet de renouveler fondamentalement nos théories.
Enfin, navigant entre géographies anglophones et francophones, j’ai réalisé qu’un savoir s’ancre et prend forme en fonction de la langue dans laquelle on l’exprime, pour le formuler et le transmettre : concepts et références théoriques, normes de l’écriture scientifique, connivence culturelle du lectorat, changent avec les langues.
Qui, quand, où, en quelle langue et pour quoi faire – dans quels buts ce savoir est-il produit ? – : autant de facteurs qui situent et configurent ce savoir et qu’il faut reconnaître.
Pour prolonger :
Myriam Houssay-Holzschuch, 2021, Keeping you post-ed: Space-time regimes, metaphors, and post-apartheid, Dialogues in Human Geography, DOI: 10.1177/2043820621992256
Myriam Houssay-Holzschuch, 2020, Making the provincial relevant? Embracing the provincialization of continental European geographies , Geographica Helvetica, 75 No. 2, pp. 41-51. https://www.geogr-helv.net/75/41/2020/
Pour citer : Myriam Houssay-Holzschuch, « Situationnalité », Performascope : Lexique interdisciplinaire des performances et de la recherche-création, Grenoble : Université Grenoble Alpes, 2021, [en ligne] : http://performascope.univ-grenoble-alpes.fr/fr/detail/177897